L’Acte unique européen (AUE) fait référence à une réforme en profondeur du Traité de Rome qui a contribué à revitaliser l’intégration politique et économique à la fin des années 1980 et qui a ouvert la voie à l’Union européenne en 1993. L’espoir que la conférence intergouvernementale (CIG) de 1985 aboutisse à un traité sur l’Union européenne s’était effondré face aux réticences des pays membres à aller plus loin dans l’intégration, se contentant de mises à jour « cosmétiques » et techniques plutôt que globales et stratégiques. Malgré cela, la substance de l’AUE a été décisive, puisqu’elle a révisé le Traité de Rome, mais elle a aussi orienté la Communauté européenne dans une direction plus fédérale. Focus sur l’AUE, l’un des traités européens les moins médiatisés !

Synthèse des changements apportés par l’Acte unique européen

Voici les principales modifications que l’Acte unique européen a introduites :

  • Sur le plan institutionnel, l’Acte unique européen a ratifié le Conseil européen, qui est une réunion périodique des chefs d’État et de gouvernement. Il se révélera par la suite comme le fer de lance de la prise de décision politique entre les États membres ;
  • Les compétences du Parlement européen ont été renforcées ;
  • L’adoption de mesures visant à établir progressivement un marché commun sur une période qui s’achèverait le 31 décembre 1992. L’idée était d’aboutir à un espace de libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux. Cet objectif ambitieux, résumé en 282 mesures très détaillées, a été atteint dans les délais prévus. Le marché commun était enfin devenu une réalité ;
  • Différentes procédures ont été adoptées pour coordonner la politique monétaire des États membres, ouvrant ainsi la voie à l’objectif de l’Union économique et monétaire qui devait se concrétiser sur le terrain une quinzaine d’années plus tard avec l’euro et la zone qui porte son nom ;
  • L’Acte unique européen comportait diverses initiatives visant à promouvoir l’intégration dans les domaines des droits sociaux (santé et sécurité des travailleurs), de la recherche, de la technologie et de l’environnement ;
  • Pour atteindre l’objectif d’une plus grande cohésion économique et sociale entre les divers pays et régions de la Communauté, l’AUE a instigué le soutien financier des États membres aux Fonds structurels, au Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA), au Fonds européen de développement régional (FEDER) et au Fonds social européen (FSE).

L’Acte unique de 1986 sous l’impulsion de Jacques Delors

L’Acte unique européen a constitué une étape importante dans le processus d’intégration. Le président de la Commission, Jacques Delors, en était le personnage principal. Ce militant socialiste français a joué un rôle prépondérant dans la promotion de l’Union économique et monétaire mais aussi dans l’équilibre entre le libéralisme illustré par la zone de libre-échange et le socialisme « du travail » en proposant une Charte social qui garantirait à chaque travailleur des normes sociales minimales. Toute la politique de Delors était contre la position du premier ministre britannique Margaret Thatcher qui avait joué, aux côtés du président américain Ronald Reagan, un rôle de premier plan dans ce que l’on avait appelé à l’époque la révolution néolibérale. Cette dynamique politique anglo-saxonne prônait la diminution de l’intervention de l’État dans l’économie et la protection sociale, la déréglementation de zones économiques entières, la diminution de l’influence des syndicats, la réduction des impôts, etc. Dès la première moitié des années 1980, la Dame de fer, comme on l’a surnommait, avait également revendiqué une politique conservatrice contre toute avancée dans l’intégration européenne, s’efforçant de réduire la contribution britannique au budget de la CEE.

L’homme politique français a eu l’avantage d’être à ce moment-là l’observateur d’un des événements les plus importants du 20e siècle : l’effondrement du communisme en Europe centrale et orientale, dont le symbole était la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989. L’effondrement du communisme a culminé en 1991 avec l’éclatement de l’Union soviétique. La même année, la désintégration de la Yougoslavie a ramené la guerre sur le Vieux Continent, après une longue période de paix à partir de la fin de la Seconde guerre Mondiale. La première conséquence directe de l’effondrement du communisme dans la CEE a été la réunification de l’Allemagne en octobre 1990. Désormais, la République fédérale d’Allemagne, avec son marché intérieur de quelque 80 millions d’habitants et ses 30% du PIB de la CEE était devenue un État majeur qui pouvait rivaliser sans problème avec la France et la Grande-Bretagne sur le plan économique malgré sa mise sous tutelle par les Alliés dans la seconde moitié du 20e siècle. Le président français, à l’époque François Mitterrand, soupçonnait une possible réapparition d’une politique étrangère hégémonique allemande en Europe. Il a donc décidé d’encourager un nouvel élan au processus d’intégration européenne comme moyen d’ancrer l’Allemagne en Europe et d’éloigner la menace de l’impérialisme germanique. Le chancelier allemand de l’époque, Helmut Kohl, a fait de même pour soulager les craintes de Paris et de Londres. Une impulsion décisive vers une plus grande intégration européenne était le seul moyen pour l’Allemagne de commencer à projeter son poids politique en Europe et dans le monde sans susciter la peur et l’hostilité.

Les questions soulevées par l’Acte unique européen avant sa signature

Peu ont prédit l’impact que l’AUE aurait sur le cours de l’intégration européenne, notamment parce que la réforme d’apparence modeste a coïncidé avec l’adhésion du Portugal et de l’Espagne. L’expérience de l’élargissement n’avait pas été rassurante. La Grande-Bretagne et le Danemark semblaient peu convaincus par la communauté. Même s’ils devenaient des « membres modèles », le Portugal et l’Espagne ajouteraient à la complexité du processus décisionnel du Conseil. L’élargissement des possibilités de vote à la majorité qualifiée prévu dans l’AUE garantirait-il la mise en œuvre du programme du marché unique? L’appel lancé dans l’AUE en faveur d’une réforme des Fonds structurels, qui restent les seuls instruments de la cohésion économique et sociale, satisferait-il les États membres les plus pauvres ? L’extension modeste de l’autorité législative du Parlement européen se ferait-elle au détriment d’une prise de décision efficace ? Les autres réformes de l’AUE contribueront-elles à redynamiser l’intégration européenne ? L’importance de l’AUE est rapidement devenue évidente. En l’espace de deux ans, l’impact de l’AUE a ravi les Europhiles et consterné les Eurosceptiques. Il a même déclenché une transformation étonnante dans la CE… la communauté ayant connu une brève explosion de popularité à la fin des années 1980.

L’AUE a également suscité un regain d’intérêt de la part des universitaires pour le phénomène de l’intégration européenne. Le « néo-fonctionnalisme », théorie dominante de l’intégration européenne à la fin des années 1950 et au début des années 1960, était tombé en disgrâce, car l’intégration européenne semblait stagner après le défi gaulliste du milieu des années 1960 et les revers économiques des années 1970. L’intégration ne semblait plus un processus inexorable mené par une Commission politiquement puissante, mais plutôt comme un destin inéluctable basé sur l’opportunité de la prospérité économique plutôt que sur la menace de la guerre.

L’Acte unique européen… trois décennies plus tard

Les parallèles entre le début des années 1980 et le printemps 2019 sont frappants. En 1986, la Communauté européenne de l’époque avait trouvé un consensus politique suffisant pour relancer l’Europe en s’unissant autour de l’objectif de créer un marché unique pour 1992. Il ne faut pas oublier l’ampleur du défi que représentait l’obtention d’un accord à ce moment-là. Les différences politiques actuelles semblent presque mineures en comparaison. Les réticences de Thatcher à l’époque peuvent être comparées avec les menaces du Brexit que brandissait le Royaume-Uni à partir de la deuxième moitié de la décennie 2010.

L’obtention d’un accord sur la création d’un véritable marché unique dans l’AUE a été possible grâce à un incroyable concours de circonstances. Deux ans après le premier mandat du président Mitterrand, les anciennes politiques socialistes du gouvernement, qui consistaient en des dépenses publiques massives et en la nationalisation des entreprises industrielles et des banques, échouaient lamentablement. En 1981, l’inflation flambait à près de 14% et la croissance stagnait à + 0,3%. Le franc français avait subi des attaques répétées sur les marchés financiers et M. Delors, en tant que ministre des Finances, avait supervisé une série de dévaluations désespérées visant à restaurer la compétitivité perdue, réduisant la valeur du franc par rapport au deutschemark d’environ 30%. En 1983, face à la résistance farouche des autres ministres, dont Laurent Fabius, alors ministre du budget, Delors convainc Mitterrand de la nécessité d’un plan d’austérité qui réduit les dépenses publiques et les salaires. Les coupes budgétaires ont fonctionné, stimulant les exportations et rétablissant la production industrielle et l’investissement, même si le nombre de chômeurs est resté élevé, atteignant environ 10% en 1984. Mais pour Delors, l’expérience a confirmé sa conviction que l’ouverture des marchés était la meilleure recette pour la croissance de l’économie française qui peinait à trouver des débouchés sur le continent.

Lorsqu’il a été nommé président de la Commission en 1985, M. Delors était à la recherche d’un nouveau thème pour relancer la Communauté européenne. Cette dernière était bloquée depuis les années 1960 par l’impératif des décisions à l’unanimité. Les États membres pouvaient en effet opposer leur veto aux décisions prises à la majorité s’ils estimaient que leurs intérêts nationaux étaient en jeu. M. Delors avait à l’esprit quatre options pour revitaliser la Communauté : la réforme institutionnelle, l’Union économique et monétaire, la coopération en matière de sécurité et de défense et la libéralisation du marché intérieur. A l’issue d’une visite des capitales européennes, il a constaté que le marché unique était l’objectif le plus viable sur le court terme.

En collaboration avec Francis Cockfield, commissaire britannique chargé du marché intérieur, M. Delors a présenté 300 mesures visant à libéraliser la circulation des marchandises au sein du marché unique en supprimant les contrôles et obstacles douaniers et en introduisant la reconnaissance mutuelle des normes techniques et des qualifications professionnelles. Il a ainsi réussi à convaincre Margaret Thatcher de signer ce que ses conseillers eurosceptiques estimaient être l’un des plus grands transferts de pouvoir d’un État membre à la Communauté européenne par la suppression des vetos nationaux. Thatcher avait pour sa part estimé que le Royaume-Uni tirerait un gain de ce changement grâce à la libéralisation des services bancaires et d’assurance et à la solidité des entreprises financières britanniques.

Plus de 30 ans après l’adoption de l’Acte unique européen, le marché unique n’est toujours pas achevé. La Commission européenne a lancé un vaste réexamen visant à s’assurer que le marché contribue à préparer l’Union aux défis de la mondialisation. Un marché unique des services, en particulier des services financiers, est encore loin d’être réalisé. Le marché unique, même dans sa forme imparfaite, reste l’une des réalisations majeures de l’Union Européenne, et c’est à l’AUE que l’on doit cette avancée décisive dans l’histoire de l’intégration européenne. La Commission estime qu’elle a augmenté le produit intérieur brut de l’UE de 2,2 % depuis 1992 et qu’elle a contribué à la création de quelque 2,75 millions d’emplois. Néanmoins, le sentiment d’une union trop hégémonique qui lierait les mains des gouvernements nationaux démocratiquement élus par les citoyens a contribué à une hostilité croissante à l’égard de l’Union et de ses politiques. Cette défiance populaire a contribué au rejet de la Constitution européenne par les électeurs français et néerlandais, à l’élection de populistes Eurosceptiques dans des pays comme l’Italie et la Hongrie et au Brexit. Mais comme l’a montré le consensus politique exceptionnel du début des années 1980, l’Europe peut trouver les moyens de sortir de longues périodes d’eurodépression. L’unité frappante dont ont fait preuve les dirigeants de l’UE tout au long des dernières années sur la nécessité de lutter contre le changement climatique et de doter l’Europe d’une politique énergétique commune suggère que les thèmes communs aux États membres sont encore là, bien que les méthodes et les outils à déployer pour les traiter soient foncièrement différents d’un État européen à l’autre.